La reconnaissance
J’avais dans mes cartons deux ou trois thèmes plutôt que je réservais pour notre rendez-vous habituel, et puis au moment de choisir et de me mettre au travail, voilà qu’un autre thème s’impose à moi. J’ai tout simplement envie de vous parler de la reconnaissance. Alors, comme c’est samedi et que je ne désire pas me faire violence, je vais écouter ma petite voix intérieure. Evidemment, l’écueil du moralisme est toujours proche lorsqu’il s’agit de traiter des hautes questions morales et la reconnaissance en est une ; je vais essayer de ne pas être pontifiant.
Les élans du cœur semblent parfois
plombés par des réflexes de défense
On parle sans tarir lorsqu’il s’agit de problèmes, de tracas, de difficultés de vie ou de crises, mais on a tendance à passer sous silence les réactions amicales, les services rendus, les gestes de sympathie, les petits soutiens, les encouragements, bref, ce que j’appelle souvent « Les choses douces ». Chez nous, les gestes de gratitude, les paroles de reconnaissance, les élans du cœur semblent plombés par des réflexes de défense que nous déployons souvent à notre insu, emprisonnés que nous sommes dans notre orgueil et notre négativité coutumière.
Pourtant, les recherches en psychologie montrent à l’évidence combien elles sont importantes, non seulement pour notre équilibre psychique mais aussi pour notre santé physique. Les japonais en ont même fait une méthode, ils l’appellent « Naikan ». Cette méthode vise, par un travail sur la reconnaissance, à aider les gens à se réaliser dans la vie quotidienne en approfondissant leur connaissance d’eux-mêmes et en remédiant à leurs troubles psychiques et physiques. Mais n’est-ce pas un peu inquiétant de penser qu’il faille aujourd’hui recourir à une méthode psy pour intégrer un sentiment qui devrait ressortir de la normalité la plus élémentaire ?
Pourquoi la reconnaissance est-elle si malaisée ? L’analyse n’est pas si difficile à faire. D’abord, parce que, contrairement à ce que nous pourrions penser, nous n’aimons pas tant que cela que les autres nous rendent service : dans notre monde comptable, tout service rendu implique un renvoi d’ascenceur. Ensuite, parce que la position de demandeur est assimilée à une infériorité selon une règle absurde qui veut que pour être fort, il faut n’avoir besoin de rien ni surtout de personne! Mais au delà de ces deux raisons, il me semble qu’il en existe une troisième, plus triviale hélas ! : c’est l’état d’appauvrissement relationnel et communicationnel de notre société dont d’aucuns commencent sérieusement à la qualifier de « barbare ». Nos rapports sociaux se banalisent, s’appauvrissent, se déssèchent, et hélas ! nos sentiments vont à l’avenant.
La reconnaissance, c’est le feelback de la générosité
Personnellement, je m’efforce de cultiver mes reconnaissances (je mets un pluriel car du haut de mes cinquante-cinq ans, j’en ai accumulées quelques unes) du mieux que je peux en gardant vif le souvenir de ces aides précieusement données et précieusement reçues. Je sais que je leur suis moralement redevable et j’essaie de ne pas l’oublier. Mais au delà de la dimension morale (c’est « bien » de se souvenir qu’untel m’a sorti d’un grave problème) ce que je veux surtout garder fortement dans ma mémoire, c’est le sentiment qui a accompagné ma reconnaissance et qui l’accompagne encore. Car le plus important, dans la reconnaissance, c’est le sentiment qui va avec. C’est une chaleur qui vous prend le cœur parce que vous vous apercevez que vous n’êtes pas seul au monde, que la vie et les gens ne sont pas si cruels que ce que l’on dit. Dans sa chanson pour l’Auvergnat, Brassens a magnifiquement chanté la reconnaissance. Vous vous souvenez ?
Ce n’était rien qu’un peu de miel,
Mais il m’avait chauffé le corps,
Et dans mon âme, il brûle encor’,
A la manièr’ d’un grand soleil.
Eh bien ! c’est cela, la reconnaissance, c’est ressentir un grand soleil en nous lorsque nous repenserons à telle personne, telle amie, tel collègue qui a fait un peu plus que son strict devoir d’homme ou son strict devoir de femme. Il ou elle vous a donné de sa générosité, et vous, en feelback, si j’ose dire, vous lui accordez votre reconnaissance.
Eternellement ? On aimerait, mais c’est parfois difficile et ce pour deux raisons La première est que les sentiments humains ont aussi leurs vagues et leurs contradictions qui nous conduisent parfois à mettre à mal ou à renier telle partie de notre passé que nous croyions pourtant exemplaire. La seconde est que les autres changent aussi. Telle personne, qui s’était montrée si lumineusement généreuse avec vous à une époque, va se montrer plus refermée ou plus absente à une autre, car elle est embarquée dans une autre dynamique d’existence, ou tout simplement parce que, dix ans plus tard, elle n’est plus la même. La déception guette et votre reconnaissance risque d’en prendre un coup. Il faudrait essayer de laisser les choses là où elles se trouvent et ne pas chercher à réactualiser dans le présent la source de notre reconnaissance. Mais j’en conviens, c’est difficile à faire car la reconnaissance se cale toujours sur l’admiration. Plutôt que d’en faire un « monument aux morts », appliquons-nous à la vivre au présent dans notre cœur. Ce ne sera déjà pas si mal. Dites, vous voulez bien essayer?