Chassez le naturel, il revient au galop
S’il est vrai que la vox populi véhicule des vérités pleines de bon sens, dont nombre de nos responsables politiques feraient bien de s’inspirer ces temps-ci, il arrive aussi hélas! qu’elle accouche d’adages d’une rare bêtise. Parmi ceux-là, la palme de la stupidité me semble revenir à celui consistant à énoncer : “Chassez le naturel, il revient au galop”. Cette pseudo-évidence a quelque chose d’irritant, et ce d’autant plus, que lorsqu’on regarde le sourire qui, régulièrement l’accompagne, on y lit généralement la joie ambiguë des tartarins auxquels jamais rien n’arrive, engoncés qu’ils sont dans leurs habitudes et leur routine.
D’échec en échec...
Chassez le naturel”, donc, vous l’aurez compris, me déplaît et ce pour au moins trois raisons.
D’abord, parce je n’aime pas cette façon qu’ont certains donneurs de leçons mieux-sachant, spécialistes du prêt-à-penser, sinon du prêt-à-agir, de se réjouir du malheur des autres. Car vous l’aurez remarqué, ce n’est jamais dans un sens positif que cette chose est dite. Il y a toujours, à la clé, des “Te voilà bien coincé(e) !”, des “Ha ! tu te croyais plus fort(e) que les autres !”, des “Je te l’avais bien dit !”, des “J’étais sûr que...” bref, toute sorte de commentaire visant à asseoir la supériorité du nanti face au démuni.
Ensuite, parce que j’y entends un immobilisme humain navrant. Chassez le naturel, cela veut dire : cessez de faire des vagues et laissez le monde dormir tranquille. N’ayez aucune pensée originale, ne montrez aucune curiosité de vie, faites vos petites affaires dans votre petit coin, mais ne revendiquez aucune aventure.
Enfin, parce que ce genre de formule, ça vous sape d’un seul coup tous les efforts que peuvent faire les hommes pour essayer d’améliorer leur condition et de s’améliorer eux-mêmes. De ce point de vue,“Chassez le naturel”, cela veut dire : inutile de vous décarcasser, vous êtes ce que vous êtes (traduisez : inefficace, instable, inconstant, incrédible, bref, mauvais) et vous n’y pourrez rien changer; cela nie aussi toutes les velléités d’effort et de discipline que peut produire un homme pour se contrôler, pour grandir, pour évoluer, voire pour se racheter.
Il y a en effet dans cette expression une condamnation définitive à la tièdeur, à la fadeur, à la “normalité” dans ce qu’elle peut avoir de pire, en même temps qu’une sorte d’opprobre : noir ne deviendra jamais blanc ! Vous voudriez faire une bêtise ou une mauvaise action, vous vous retenez de toutes vos forces pour ne pas passer à l’acte, vous voudriez que les autres (mais quels autres ?) reconnaissent cet effort, mais au lieu de cela, ils vous attendent au virage, prêts à vous voir chuter, trop heureux de vous servir l’estocade habituelle du “chassez le naturel”, eux auxquels jamais rien n’arrive.
Bon, d’accord, admettons : votre image habituelle de vous-même vous a pris par surprise, elle est revenue au galop, mais en tous cas, vous aviez réfléchi, vous vous étiez avisé(e), vous aviez décidé qu’il fallait tenter quelque chose. Un tel effort ne mérite-t-il pas tolérance, solidarité ? Car en somme, si vous avez voulu le chasser, ce naturel, c’est que vous aviez déjà, en amont, pris conscience de la nécessité d’un changement ou que vous avez voulu faire amende honorable, n’est-ce pas ?
... Jusqu’à la victoire finale
Chacun sait, pour l’avoir peut-être vécu lui-même que, selon le contexte, selon les circonstances, selon l’époque de sa vie, selon les rencontres, un violent peut devenir un doux, un timoré devenir courageux, un faible un fort, un pantouflard un curieux. Chacun de nous sait aussi combien le changement coûte, combien il nous rend incertain, combien il nous fragilise, combien son chemin est long, combien les embûches sont nombreuses.
Non, le naturel ne revient pas au galop lorsqu’on le chasse. Le problème est ailleurs. Il réside dans le fait que le changement radical, immédiat, magique, miraculeux, n’existe simplement pas. Tout changement, toute évolution est en soi un processus initiatique qui comporte des obstacles qui se ponctuent d’autant d’étapes, d’hésitations, de reculs, d’échecs notoires. Et il arrive que sur ce chemin, certains d’entre nous, surpris par la difficulté de la chose, se découragent et renoncent : “Je n’ai pas réussi, mais j’ai au moins essayé”. Mais quoi qu’il en soit, ce découragement ou ce renoncement vaudront toujours mieux que l’immobilisme pétrifié de ceux qui n’entreprennent rien mais qui jugent tout.
A tous ceux qui assènent aux autres des “chassez le naturel” à tour de bras, il faudrait rétorquer : Tartarins de l’inaction, au lieu de discourir aveuglément sur les échecs des autres, observez votre propre cécité. Ouvrez les yeux, relevez-vous, venez participer à l’aventure humaine, et ayez de la sympathie, soyez sinon solidaire, du moins miséricordieux pour ceux qui, adroitement ou maladroitement tentent de déployer leurs ailes pour prendre les envols dont vous n’imaginez ni les origines ni les destinations.
Vous, chasseurs du naturel qui essayez d’améliorer votre sort, ne vous laissez pas faire, ne vous en laissez pas conter. Continuez sur votre chemin. La voie est la bonne, n’en doutez pas. Si la vie ressemble parfois à un coursier, son allure est rarement le galop. Ce serait plutôt le pas. C’est de ce pas que viendra votre victoire sur vous-même.